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Texte en version longue* d'un article pour la SEMAINE VETERINAIRE


Quand la photographie numérique envahit notre quotidien professionnel

Quand Roland BARTHES commence à rédiger son essai de référence La chambre claire, il se réfère dès les premières phrases à la dimension temporelle de la photographie, contemplant une photographie de 1852 et octroyant à cette dernière une dimension de passerelle temporelle. Par l’avènement et la démocratisation folle de l’image numérique, véritable tsunami de civilisation, la pratique photographique n’inclut plus systématiquement et ontologiquement ce lien avec le passé. Cela modifie profondément notre rapport avec ce média de plus en plus présent dans notre pratique quotidienne.

Rien n’est plus commun aujourd’hui que de photographier : voilà une tautologie que seul le téléphone combinant portabilité, simplicité et support numérique, a rendu possible. Une étude de la CNIL de décembre 2012 a ainsi montré que 85% des photographies sont aujourd’hui prises sur téléphone portable. La publicité d’ailleurs l’a compris, les uns ventant la valeur graphique et la capacité à agrandir des images prises avec l’outil portable, les autres vendant les qualités techniques de l’outil de prise de vues. Dans un article de 2006 de la revue Société, Carole Anne RIVIERE parle du téléphone mobile comme d’un objet prothésiste mis au service de la représentation du réel non du passé mais du présent. En effet l’usage du téléphone portable, objet de la permanence car il nous accompagne où que nous soyons, permet le n’importe quoi, le n’importe quand, le pire comme le meilleur. Hier, la photographie était une pratique spécifique, partagée par un grand nombre, obligeant l’opérateur à se plonger dans la technique. D’ailleurs, la question spontanée qui vient au spectateur d’une image aimée et reconnue est de connaître le dispositif en terme de technologie. En est-il de même d’autres pratiques artistiques, du peintre et de ses pinceaux, de l’écrivain et de son logiciel de traitement de texte ? Mais, pour l’amateur courant de photographies (en général, les siennes), la pratique comble d’abord un imaginaire technologique et les revues spécialisées ont été pendant longtemps de simples catalogues des nouvelles prouesses technologiques.


La photographie n’a pas valeur de preuve


Aujourd’hui la pratique de la photographie via les téléphones portables bouleverse ce rapport à la technique pour ne conserver qu’un acte volontaire, aussi simple que spontané. Cela a pour conséquence immédiate de sortir la prise de vues de lieux et de moments d’exceptions, le plus emblématique d’entre eux restant l’image de famille et, pour nous, l’image de l’animal familier, familier car familial. Carole Anne RIVIERE parle alors de l’acquisition d’un statut de média de communication instantané au même titre que la voix et le texte : « on ne parle plus, on n’écrit plus, on montre… ». Rapportons cet élément abstrait à notre pratique quotidienne : qui n’a pas été touché par des demandes de consultations gratuites par mail à partir d’une simple image de lésion et en dehors de tout processus d’analyse et d’examen clinique, ou de manière plus anecdotique, par une plainte ordinale avec pour élément de preuve des photographies ?… Dès lors, la photographie apparaît communément comme l’outil le plus complet pour dire le monde, tant une certaine acculturation générale a affaibli chez chacun d’entre nous la capacité de verbaliser notre perception de ce monde tout en nous donnant l’illusion fantasque, par la facilité d’accès à une information non hiérarchisée sur internet, de mieux le connaître. Pourtant, la photographie n’a pas valeur de preuve. Par essence d’abord, parce que la photographie est limitée dans le cadrage et qu’elle peut raconter un mensonge patenté, quand bien même n’est-elle pas trafiquée. De manière simplissime, la légende peut dévoyer sans aucune difficulté le sens primaire d’une histoire en lui donnant un tout autre sens. Par aspiration ensuite, car la numérisation des images et la facilité des logiciels de retouche ont rendu à la portée de tout un chacun la capacité de modifier à dessin une photographie, ajoutant ou retirant tel élément.

Mais alors, si la photographie n’a pas valeur de preuve, faut-il que nous, praticiens, nous l’utilisions dans nos travaux par exemple d’expertise pour illustrer nos rapports ? Certainement, d’abord pour des raisons pratiques car la photographie est un mode de prise de notes redoutable d’efficacité qui permet, lors du passage à l’écrit, d’aller rechercher telle ou telle information pertinente mais non observée sur place. A l’instar de la photographie judiciaire, la photographie fige ainsi un constat, les mots étant là pour le décrire. Les huissiers de justice l’ont bien compris, eux qui usent abondamment des images photographiques tout en sachant que ces images n’ont pas valeur de preuve en droit. Ensuite, la photographie à une valeur d’illustration et permet donc la compréhension de l’écrit. Elle rend le rédactionnel plus agréable et plus accessible. Correctement utilisée, l’image est un outil privilégié de témoignage et donc, in fine, de médiation. On peut imaginer à terme des passerelles technologiques ergonomiques permettant d’illustrer aisément nos comptes-rendus de consultation par des images prises du sujet. A titre d’exemple et existant aujourd’hui, une bonne image de fracture, affichée en grand sur un écran d’ordinateur confirme aisément sa valeur didactique en terme de communication avec nos clients. La radiographie n’est qu’un cas particulier de la photographie. A titre personnel, dans le cadre de rapports d’expertise, j’use d’images construites par assemblage de plusieurs images comme le font aisément les logiciels de traitement d’images. Cela n’est pas sans me poser question car la trahison de la réalité devient ici criante du fait de l’usage d’une véritable chimère. Rappeler que l’image n’a pas valeur de preuve, assurer uns sélection serrée laissant la place à l’image au plus strict nécessaire, restent donc des conditions indispensables pour que cet usage fasse référence avec efficacité à un savoir collectif préexistant.


La photographie outil pertinent d’échanges d’une communauté scientifique


Mais la médecine peut échapper quelques fois à ces codes quand la photographie devient un outil d’évaluation graphique et pédagogique. C’est ainsi le cas en médecine humaine, en dermatologie, où des anomalies cutanées sont photographiées de manière normée pour en assurer le suivi. Le monde scientifique - et, pour ce qui nous concerne, le monde des cliniciens - devient alors extrêmement consommateurs de photographies : elle permet ici une optimisation de suivi de certaines lésions dont taille et forme deviennent des indices de corrélation de l’étendue de la maladie, là un échange entre confrères et plus largement au sein d’une communauté scientifique. La photographie est donc une alliée objective non par ce qu’elle montre mais plus par son rôle de médiateur. Cela explique l’appétit sans fin d’images dans les domaines de l’enseignement, de la formation continue et de la presse scientifique, technique et professionnelle : il y a là une connivence positive entre l’image qui témoigne, le verbe qui assène et le média qui diffuse le tout dans le cadre d’un nouveau paysage numérique et technologique rebattant les cartes de fond en comble.


La photographie pour montrer sans dire


Un recours à la technologie sophistiquée dont la simple vocation est de rendre fiable et simplissime l’acte de prise de vues, fait pourtant oublier que l’usage de la photographie, déconnecté de sa vocation mémorielle, relève d’un système de communication des plus archaïques : on montre, on ne parle plus avec pour seul adage une pseudo ressemblance entre la réalité et sa représentation. Ce recours à la monstration est fondamental pour comprendre le lien entre photographie et temps. Elle est finie l’époque des échanges par lettres qui impliquaient ce rapport au temps passé : les échanges numériques supposent une multimodalité de pratiques instantanées à travers plusieurs canaux, certaines formes, comme les SMS, jouant de l’hybridation entre le parler et l’écrit. Il en est de même de la photographie communément pratiquée comme nouvelle forme de communication scriptovisuelle dont la vocation serait de simuler le être ensemble. D’autres hybridations naissent comme le mélange entre la photographie et la vidéo et des petits bouts d’images animées GIF qui circulent depuis peu sur internet.


Cela permet de comprendre le développement des réseaux sociaux ou des applications spécifiques de partage comme Snapchat : le présent est devenu la temporalité dominante et l’expression virale d’une autonomie personnelle qu’elle soit sur le registre de l’humour, de la communication de l’émotion ou même de la production artistique. Cette nouvelle fonction sociale de la photographie réinvestit complètement l’e-réputation et doit être bien perçue par des structures professionnelles qui veulent être présentes sur les réseaux sociaux : l’image est perçue (malheureusement) comme la preuve de la qualité des installations, de l’attention portée aux animaux et à leur propriétaires… et facebook n’est lisible que si une image accompagne un texte. Pire, la diffusion de publications avec photographies devient alors la preuve irréfutable de la survie bien plus que de répondre au téléphone !

Tout cela est presque déroutant mais tout reste à inventer pour notre profession. La première photographie de Niepce date de 1822 et pourtant la photographie ne cesse de se réinventer. Nous n’en sommes qu’au début. Certes, il restera toujours une photographie véhicule d’émotion, intemporelle et faiblement connectée avec les innovations technologiques mais qui supposera quand même de conserver la permanence et la pertinence des codes de représentation et de lecture.


Frédéric DECANTE

*La rédaction de la Semaine Vétérinaire avait limité la taille de l'artice à 6000 caractères, celui-ci en faisant près de 10000 !


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